Il y a prés de deux siècles, Mardi Gras était dans la région une fête très populaire. Affublé de haillons, tiraillé à hue et à dia, le mannequin qui le personnifiait était conduit, le lendemain mercredi des Cendres, à son propre bûcher.
On accompagnait en masse Mardi Gras à son autodafé. Ce défilé final était à la fois aimé et redouté, aimé pour son spectacle carnavalesque, mais redouté les licences qu’il permettait.

C’est ainsi qu’en 1853, le maire de Brou, le sieur Baudin, géomètre de son état, fut prévenu que certains éléments de la ville entendaient exploiter cette vieille coutume pour manifester leur hostilité à sa personne autant qu’au régime.

On sait combien l’enthousiasme de 1848 était retombé. Chez les républicains, la rancœur était grande. La politique impériale, par ses tracasseries et ses mouchards étouffait toute liberté et c’est vers les magistrats locaux que l’opposition dirigea ses premières flèches.
Le maire de Brou compris vite l’intention de ses adversaires politiques, il avisa sur le champ le commissaire de police. Ce dernier, en quelques minutes, fit mettre bas les masques, releva les noms des travestis exigea que Mardi Gras fut dépouillé de tout emblème équivoque. On acquiesça sans difficulté et le commissaire, pour une fois bon enfant, conclut assez prématurément que cet incident était réglé.

De fait, vers les cinq heures du soir, le Maire en soulevant les rideaux de sa fenêtre, vit apparaître le fameux cortège. Ce diable de Mardi Gras émergeait bien de la foule, comme il se doit. Il sautait , s’affaissait, se redressait, gesticulait, tournait, disparaissait, puis revenait tout agité de mouvements frénétiques. Toute la foule, à plein gosier faisait chorus :
Mardi Gras t’en va pas t’en va pas
J’ferons des crêpes et t’en auras …
Jusque là rien à dire. Devant lui, l’ordonnateur de la cérémonie ouvrait gravement la marche, mais pourquoi portait-il aussi ostensiblement une pile du « journal de Chartres », l’organe bien pensant du département ? Une garde d’honneur escortait le mannequin : d’un côté des drapeaux tricolores flottaient allègrement, de l’autre un solide gaillard à mine patibulaire brandissait un grand drapeau blanc car il est vrai que ce vieil emblème de la monarchie, tantôt secouer comme un prunier, tantôt tenu haut et ferme, dominait également la situation..
A cette vue, le maire fronça les sourcils et brutalement , devant sa fenêtre, il eut tout à coup vent de son malheur. Mardi Gras était ceint de l’écharpe municipale et sur sa poitrine, enfer et damnation, des jalons d’arpenteur, solidement accrochés, brinqueballaient et cliquetaient comme les sonnailles d’une vieille mule.
Devant cet affront le maire blêmit et son sang ne fit qu’un tour. Il bondit sur le garde champêtre qui boucla son ceinturon et sa caisse sur le dos courut dare-dare place de la République.
« Par ordre de M le Maire, il est fait assavoir que tout rassemblement est interdit »
Mais un concert de vociférations couvrit sa voix. De toutes parts, les cris fusaient :
« A bas les blancs ! A bas la réaction ! Les aristocrates à la lanterne ! »
Puis spontanément des groupes se formèrent, partirent bras-dessus bras-dessous. Ah ! Si on s’était contenté de scander : mardi Gras t’en va pas ! T’en va pas ! j’ferons des crêpes et t’en auras.
Car toute cette foule défila dans les rues, faisant alterner les invectives les plus séditieuses avec le noble chant de la Marseillaise. Devant l’effervescence , le maire s’en fut requérir la gendarmerie.
-Brigadier, l’émeute est à nos portes, l’autorité est bafouée. Je vous ordonne : primo de disperser tout attroupement, secondo que mon effigie ne soit brûlée…
-Mais c’est Mardi Gras qu’on va brûler rétorqua le gendarme.
A ces mots, le maire se mordit les lèvres et le rouge de la honte lui monta au front. Péremptoire, il articula avec force :
-Aujourd’hui, Mardi Gras c’est moi. Il porte l’écharpe municipale d’abord, ensuite on l’ a affublé de jalons de géomètre. Ma personnalité est donc bien visée. Aujourd’hui, Mardi Gras c’est bien moi et ce scandale, brigadier, je ne le tolèrerai pas .
-A vos ordres, opina le commissaire de la gendarmerie gravement. Quiconque ridiculise le pouvoir régulier sape l’autorité de l’Etat Subséquemment, la force publique exigera l’obéissance aux lois. La gendarmerie, Monsieur le Maire, fera toujours l’ordre et la propriété. Sur le champ, le maire, le commissaire et les gendarmes se dirigèrent sur la place. Courageusement, le maire fendit la foule, atteignit les perturbateurs et le pantin qui tout disloqué, continuait à gesticuler.
« Citoyens, cria t-il, tout rassemblement est interdit. Je vous rappelle les sanctions prévues par la loi. Mardi Gras est un fait. Soit. Mais aujourd’hui, Mardi Gras est le prétexte d’une manifestation politique qui tombe sous le domaine de la justice. Mardi Gras est une insulte à ma propre charge. Aucun maire ne saurait tolérer une telle sédition. Enfoncez vous cette idée dans la tête, citoyens de Brou, et dispersez vous ».
Il n’alla pas plus loin. Une clameur couvrit sa voix. On entendit hurler « A bas le maire ! A bas le maire !.
Le premier magistrat de Brou fit un signe à la maréchaussée de procéder aux sommations légales, mais le brigadier se pencha à l’oreille du maire :
« Les sommations doivent être annoncées à son de caisse, Monsieur le Maire. C’est le règlement. »
Satané règlement.
On chercha le tambour de ville. Le brave homme , son annonce faite, avait prudemment quitté les lieux. Décidément , il n’était jamais là quand on avait besoin de lui. Était-il retourné en sa maison voir si sa femme commençait à réchauffer les roussettes ou s’était-il attardé dans un bouchon pour y reprendre des forces ? On vola à sa poursuite.
Pendant ce temps, les manifestants avaient mis le feu, hélas ! à ce sacripant de Mardi gras. A la grande joie populaire les flammes voltigeaient déjà. Enfin, à grandes enjambées, le garde apparu tout essoufflé. Un roulement se fit entendre et l’on procéda aux trois sommations réglementaires.
A la dernière le public s‘était évanoui. Sait on jamais ?
Mais quelques récalcitrants têtus comme des ânes étaient restés. Un certain Jousse, sous prétexte d’éteindre le feu l’attisait et naïvement, en poussait les tisons jusqu’aux pieds du maire. Alors le sieur Brière prit sa voix de fausset et s’écria, au milieu des rires :
« Allons nous en mes bons amis….. L’autorité a fait son devoir, il nous reste à bien faire le nôtre en laissant agir ces braves gens ».
Ah ! si tout s’était terminé ainsi, mais la maréchaussée, rentrant dans ses cantonnements , fut accueillie par une grêle de pierres. Elle en conçut un légitime ressentiment. S’imagine t’on que le maire, de son côté, puisse avaler une telle couleuvre ?

Le lendemain, le sous-préfet, M Tourangin, suivi du procureur impérial, M Bourgeois, fit son entrée à Brou. Un détachement de cavalerie l’escortait. Un tel détachement de force ne pouvait qu’inciter les énergumènes à la réflexion.
L’enquête fut promptement menée. Elle aboutit à l’arrestation d’un ancien huissier, devenu aubergiste, le sieur Brière, d’un nommé Barbier, d’un certain Languet, imprimeur parisien, du sieur Brager, ex facteur rural et, bien entendu du sieur Jousse.
Comme dans tous les régimes autoritaires, on chercha la juridiction capable de servir le mieux le pouvoir.
Le choix se porta sur le tribunal de Châteaudun. Par le canal de Maître Morin, leut défenseur, les prévenus en déclinèrent la compétence. Statuant en premier ressort, les juges de Châteaudun les déboutèrent de cette instance préalable.
Les inculpés en appelèrent alors au tribunal de Chartres qui, lui, déclara les faits justiciables de la cour d’assises. Demande en règlement de juges. Arrêt de la cour de cassation renvoyant l’affaire devant la Chambre des mises en accusation de la Cour d’appel de Paris. Arrêt de cette Chambre ne retenant que le délit contre les attroupements prévu par la loi du 7 juin 1848 et renvoyant en définitive contrevenants et plaignants devant la Cour d’ assises de Chartres.
L’affaire vint à l’audience du 6 août 1853. Les accusés ne nièrent point le délit. Il était patent. Ils ergotèrent sur ses intentions politiques. Il s affirmèrent avec énergie que Mardi Gras, revêtu d’oripeaux démodés, avait toujours été brûlé en grande pompe. Bien sûr, il y avait cette malencontreuse écharpe et ces fameux jalons d’arpenteur mais fallait-il imputer à crime une parodie sans doute stupide, mais au fond bien anodine.
Le défilé des témoins à décharge fut plus long, tous alléguèrent la vieille tradition du Mardi Gras. La foule avait toujours applaudit à son bûcher , jamais la mascarade du mercredi des Cendres n’avait présenté un caractère séditieux et il fallait avoir l’esprit vraiment mal tourné pour y découvrir on ne sait quelle perversion insidieuse et perfide.
Le maire se montra plein de finesse et de philosophie. Sa déposition conçue en termes modérés fut généreuse et digne. Seul le substitut fut virulent :
« Oui ou non, déclara t’il en substance, faut-il un maire pour administrer une commune ?Oui ou non, conclut-il en s’adressant au jury, si le glaive de la justice ne soutient pas ceux qui la représentent, qui donc demain se flattera de maintenir l’ordre public, qui donc osera désormais assumer la protection de nos personnes, qui donc, à la vérité s’avisera d’assurer la défense de la propriété ? »
Le défenseur, Maître Morin, fut moins loquace, mais infiniment plus direct, il ramena sans peine l’affaire à ses véritables dimensions. Il sollicita l’acquittement pur et simple.
Une courte délibération du jury lui donna raison, aucune condamnation ne fut prononcée.
Le maire ainsi désavoué, en apprenant le jugement qui donnait raison à ses adversaires, eut la force d’âme de déclarer : « que l’apaisement était la plus sage des politiques et qu’après tout, la concorde valait bien quelques blessures d’amour propre ».

Extrait de :: "Quand Mardi Gras se lance dans la politique" .Maurice Houdin. République du Centre du 13 février 1964