On connaît plusieurs variantes de ce conte, qui aurait, soit-disant, pour origine un fait réel qui se serait passé à Brou, au cours du 16 ou 17ème siècle.
On trouvera dans ce récit quelques méconnaissances de la région, comme le fait de placer Brou dans la Beauce et Unverre sur la route de Brou à Paris.
En aucune manière, ce conte n'a de rapport avec le marché aux veaux, très important, qui se tenait Place des halles à Brou, au début du 20ème siècle.
On lira, ci-après, cette variante qui est parue, en 1895, dans un almanach du Maine et du Perche.
Les veaux de Brou
Trois jeunes gens, l'un poète, l'autre musicien et le dernier acteur, cheminaient vers Paris, cet asile des arts. Là chacun pensait trouver et la fortune et la renommée. Mais en attendant la réalisation de ces rêves d'orgueil, ils en étaient réduits à un état voisin de la gène : n'ayant ni chevaux ni équipage à leur service. Ils avaient dû partir à pied au hasard du chemin. D'une telle misère nos amis se souciaient peu. D'ailleurs le temps était superbe (on était au plus beaux jours), et toutes ces diverses campagnes qui défilaient sous leurs yeux offraient un charme irrésistible à leur brillante imagination. Tantôt c'était de riches coteaux chargés de vignes puis des blés aux épis d'or. Chaque matin s'offrait une nouvelle surprise.
Tant que durèrent leurs faibles ressources tout alla ainsi pour le mieux : ils étaient certains de trouver chaque soir gîte et dîner. Mais lorsque leur dernier liard se fût éclipsé sans même leur dire adieu, il fallut s'ingénier pour y suppléer. Une telle question en eût peut-être embarrassé d'autres ; mais, eux, artistes et surtout enfants de la Gascogne (ce qui est à considérer), ne devaient s'arrêter à ce piètre détail. Le musicien ne savait-il plus pincer de la guitare et jouer de la flûte, et l'acteur ne pouvait-il plus provoquer le fou rire par ses boniments imperturbables ? Il n'était jusqu'au poète qui ne sut faire pleuvoir quelques écus en récitant une pièce de vers en l'honneur d'un riche châtelain ami des lettres. Souvent même ils s'érigeaient en véritable troupe et donnaient dans les villes importantes de petites pièces de leur façon.
C'est en procédant de la sorte qu'ils avaient enfin atteint la Beauce : Paris approchait. aussi nos trois Gascons s'en réjouissaient-ils vivement. Quand ils auraient encore fait les bouffons pendant une huitaine de jours , ils auraient atteint le but de leur voyage. En revanche, ils se montraient plus exigeants envers le public : Ils entendaient ne pas être confondus avec de vulgaires bateleurs.
Arrivés de nuit à Brou, ils s'enquièrent du meilleur hôtel, et se donnant pour des acteurs de Paris, ils s'y firent servir un copieux repas et dresser de bons lits.
Le lendemain, après s'être assurés d'une grange spacieuse, les trois amis parcoururent les rues de la ville en révolutionnant les habitants par leurs bruyantes symphonies, suivies d'une explication pompeuse annonçant que ce soir-là il leur serait donné de voir ce qu'ils n'avaient jamais vu : une pièce de théâtre, occasion qui ne retrouveraient sans doute jamais.
Effectivement, jamais les gens de Brou n'avaient été à même d'assister au moindre spectacle, et c'est au point que la plupart ignoraient ce que pouvait bien être. Il est bon de dire que l'histoire se passait il y a trois cents ans : ce qui explique l'affluence qui ne tarda pas à se montrer aux abords de la grange. Mais de tout temps le Beauceron fut méfiant : aussi peu se risquèrent à prendre place à l'intérieur du théâtre improvisé pensant que cela ne valait peut-être pas l'argent. Il ne fallait pas débourser moins de cinq sous et on y regardait alors. Le musicien avait beau moduler les plus beaux morceaux sur sa flûte, l'acteur faire les plus drolatiques contorsions que comporte la pantomime, tandis que le poète s'égosillait en vain pour annoncer le prix, en montrant ses cinq doigts pour ceux qui avaient l'oreille dure : personne ne faisait mine d'entendre ou de voir.
-- Ah çà ! dit tout à coup l'acteur, on dirait qu'ils se fichent de nous ! Cependant notre talent vaut bien leur curiosité je suppose !
-- Peut-être trouvent-ils cela trop cher pour leur moyen, reprit le musicien en suspendant sa symphonie.
--Abaissons le prix, afin de le faire voir que nous n'en voulons pas à leur bourse. Si vous m'en croyez nous ne prendrons que deux sous . le théâtre est grand, nous retrouverons en quantité ce que nous perdons en qualité.
-- Entendu reprirent les autres d'un commun accord.
Assuré dès lors du succès, le cicérone impose le silence à la foule et s'écrie d'une voix de stentor :
« Oui, braves gens, si vous nous avez pris pour des escrocs, vous vous êtes bel et bien trompés, et, afin de vous prouver que nous tenons à votre remerciement qu'à votre argent, nous venons d'abaisser nos prix, afin que chacun puisse profiter de notre étonnant spectacle. Ce ne sera pas vingt sous , comme nous avons pris dans toutes les grandes villes où nous avons passé, ni même cinq sous comme toute à l'heure, mais deux sous seulement. Et à seule fin d'être en rapport avec le goût de nos spectateurs, nous allons jouer un mystère inédit : « La fuite des enfants sans argent ».
L'argument fût décisif : la glace était rompue, chacun se précipite à la caisse et va prendre sa place à l'intérieur. Le pitre faisant mine de pousser la foule à mesure qu'elle entrait, était d'un comique achevé, tandis que le musicien s'évertuait sur sa flûte. Bref, tous étaient contents, les uns heureux d'une bonne aubaine, tandis que les autres se réjouissaient d'entrer à peu de frais.
Pendant plus d'une demi-heure le public ne cessa d'affluer. Bientôt il fallut faire serrer les rangs, afin de pouvoir loger tout le monde. Les poutres de la grange même furent occupées. De sorte que Brou devint presque désert : il eût fallu être impotent pour ne pas profiter d'une telle occasion. Enfin un dernier retardataire versa ses deux sous à la caisse.
Déjà les sectateurs témoignaient leur impatience par des trépignements et des huées. On demandait la levée du rideau.
-- Il faut y aller dit l'acteur.
-- Plus souvent, repris le musicien: se figurent-ils que pour deux sous misérables nous allons nous égosiller dans cette grange ? D'ailleurs, puisque j'ai annoncé « La fuite des enfants sans argent » jouons-leur cette comédie.
-- Compris, ajouta le poète en clignant significativement de l'œil, et repoussant brusquement la porte, qu'il ferma à double tour: puis , ayant glissé la clé dans sa ceinture, il s'esquiva à toutes jambes. Ses compagnons suivirent son exemple, sans toutefois oublier la caisse, dont chacun pu égaliser la charge dans son aumônière, et voilà nos drôles sur la route de Paris, sans se soucier le moins du monde de ce qui se passait dans la grange.
Après une course d'une bonne heure, ils s'arrêtèrent pour souffler et compter la recette. Ils avaient en caisse une quarantaine de livres ; avec cela ils pourraient aisément atteindre Paris. Heureux de leur succès, ils s'arrêtèrent bientôt à Unverre, ils résolurent de passer la nuit.
Un autre voyageur se trouvait à la table de l'auberge où ils descendirent. Vite la conversation de s'engager et bientôt on eût fait connaissance. C'était un Percheron qui regagnait ses pénates , après un long séjour dans la capitale où nos amis braient d'arriver. D'après son dire, cette ville tant vantée était véritablement l'Eldorado des artistes. La conversation devint même si familière que l' on vint à parier qui payerait le repas commun. Il fût convenu que celui des quatres qui ferait le souhait le plus mirobolant dînerait aux frais des trois autres. Comme on peut s'en douter, ce fut le Percheron qui proposa la chose, certain sans doute de dîner pour rien. Quoi qu'il en soit, les trois Gascons acceptèrent avec empressement.
--Je voudrais, dit le musicien, posséder toutes les pièces d'or et d'argent qui se frappent dans les divers royaumes de la terre.
-- Moi, dit le poète, je voudrais que tous les grains de sable qui bordent la mer soient autant de ducats en ma possession.
Ce deuxième souhait surpassait le premier : il fallait donc trouver mieux encore.
alors l'acteur, après avoir réfléchi un instant, reprit :
--Eh bien ! moi, je voudrais que la mer fût un encrier et que je possédasse toutes les sommes due j'écrirais avec cette encre jusqu'à ce qu'elle fût à sec.
Les deux premiers étaient donc de beaucoup en arrière sur ce dernier vœu aussi il était fort douteux qu'il pût être dépassé.
Néanmoins le Percheron ne se déconcerta pas :
--Messieurs, dit-il, après les brillants souhaits que vous venez d'émettre, il m'est impossible de trouver mieux. C'est pourquoi je ne désirerais qu'une chose, c'est que vous fussiez tous trois au paradis m'ayant toutefois auparavant légué chacun votre fortune.
C'était lui qui avait gagné le pari, aussi, comme il était convenu, fût-il régalé aux des trois autres. La soirée fut des plus animée et l'on ne sépara qu'après s'être assuré de réciproques sentiments.
Tout en devisant, l'acteur venait de retrouver la clé de la grange parmi son paquet d'effets. Pensant alors au désespoir des malheureux spectateurs, il chercha le moyen de les délivrer sans y retourner. Aussitôt une pensée de vengeance s'offrit à lui . ce Percheron, qu'ils venaient de régler aussi naïvement, allait les tirer d'embarras, quitte à en subir les conséquences.
--Vous passez par Brou, nous avez-vous dit ?
Certainement,et si je puis vous être utile en quelque chose, je me fais fort d'être à votre service.
-- C'est que, continua l'acteur en montrant sa clé, nous avons emporté par mégarde la clé d'une grange où sont enfermés des veaux . Ne pourriez-vous leur ouvrir?
--Avec plaisir ! Entre amis on ne peut rien se refuser. De me que puisque vous allez à Paris d'où j'arrive, je puis vous laisser l'adresse de l'hôtel où je restais : en vous donnant comme mes frères, vous serrez traités à merveille.
Les trois Gascons acceptèrent avec empressement cette dernière proposition et ils inscrivirent l'adresse que leur donnait le Percheron. Enfin on allait se coucher et chacun dormit du sommeil du juste.
Le lendemain, les trois artistes reprenaient leur marche vers Paris, tandis que le Percheron, muni de la fameuse clé, partait pour Brou.
Ce dernier ne tarda pas à arriver auprès de la grange , qu'il reconnut aisément au brouhaha qui régnait à l'intérieur.
--Minute, les amis, se dit-il : ce ne sont pas là des veaux à quatre pattes : passons notre chemin. Les gaillards tiennent à me faire payer leur repas : mais ils ne connaissent guère le vieux renard qui loge dans ma peau. Je me doutais de la farce. Comme si c'était ordinaire que des drôles de leur trempe soient en possession de troupeaux dont ils confient la clé au premier venu! Mais je les attend à Paris, dans mon hôtel.
Chemin faisant, le voyageur avait dépassé Brou. Un gros fermier s'y rendait : le Percheron s'approche de lui et, tendant humblement la main, implore son assistance, se disant à bout de ressources: mais le Beauceron, loin de s'apitoyer , le reçut brutalement, disant qu'il n'avait pas coutume de donner aux fainéants qui courent les routes;
-- Ne vous emportez pas pour cela. On donne ou on ne donne pas : voilà tout. Mais, puisqu'il vous en coûte tant de sortir quelques sous de votre bourse, ne pourriez-vous me rendre un autre service moins onéreux ? Voici une clé que j'ai emportée par mégarde d'une grange où j'ai couché à Brou : ne pourriez-vous donner la liberté aux veaux qu'elle renferme.
-- Donnez- la moi, votre clé, je la reporterai où vous l'avez prise, pour obliger celui à qui elle appartient : mais ça va m'apprendre une fois de plus qu'il ne fait pas bon loger de pareils drôles.
Le Beauceron, ayant pris la clé que lui tendait le voyageur, partit d'un air bourru vers la ville. Arrivé auprès de la susdite grange, il s'empresse d'ouvrir : mais au même instant il est jeté à terre par la poussée violente qu'exercent les prisonniers et il est foulé aux pieds par ces forcenés, qui le prennent pour un complice des acteurs ; les femmes, les enfants s'acharnent sur sa personne et bientôt il est en lambeaux : son sang s'échappe par vingt blessures. Il eût certes péri victime de son imprudence si plusieurs assistants qui le connaissaient ne se fussent interposés. Bientôt tout s'explique ; on reconnaît qu'assaillants et assailli avaient tous été victimes de drôles éhontés.
L'histoire se répandit bientôt dans la province , et c'est depuis ce temps que, pour désigner un individu qui s'est laissé flagorner par un autre, on dit : « pauvre gars, il ressemble aux veaux de Brou ».
Quant aux trois compères, ils ne tardèrent pas à gagner Paris et n'eurent rien de plus pressé que de se présenter à l'adresse indiquée par le malicieux Percheron. Or, c'était là qu'il les attendait. En se donnant comme frères du dernier occupant, ils pensaient être reçus à bras ouverts ; mais ils eurent tout lieu de s'en mordre les ongles. Le Percheron s'était enfui criblé de dettes, disant que sa famille viendrait régler les comptes. C'est pourquoi, en dédit de tout ce qu'ils purent opposer à leur première déclaration, ils furent sommés d'acquitter les dettes de leur soi-disant frère, chose qui leur fut de toute impossibilité, n'ayant plus le moindre ducaton dans le gousset.
--Ah! Mes drôles, dit l'hôtelier en saisissant un manche à balai qui se trouvait à sa portée, vous pensez vous rire aussi de moi ! Attendez un peu, nous allons voir si vos épaules sont de bon aloi.
Aussitôt il appelle ses valets, qui accourent munis également de solides gourdins. Les trois amis veulent s'enfuir ; mais les issues sont fermées, il leur faut recevoir la plus belle raclée qu'il soit possible de rêver . Ce ne fut qu'à moitié disloqués qu'il leur fut permis de s'enfuir.
Comme on peut le croire, ils ne se firent pas prier pour allonger les jambes et déguerpir au plus vite. Mais pour comble d'infortune, le guet, attirés par tout ce vacarme, accourt et prenant nos drôles pour des voleurs, ils sont arrêtés, en dépit de toutes leurs protestations d'honnêteté. Conduit devant l'échevin du quartier, ils avouèrent leur mésaventure : comme quoi voulant prendre ils avaient été pris. L'histoire ayant paru singulière à ce magistrat, il fut le premier à en rire et puisqu'en somme il n'avait pas affaire à des malfaiteurs, il les fit relâcher séance tenante. Nos amis ne le firent pas dire deux fois. A leurs avis, ils l'échappaient belle car en ce temps la justice était d'ordinaire aussi expéditive.
Cette leçon leur fut salutaire : amplement corrigés, dans la suite ils ne tentèrent plus de duper personne, sachant ce qu'il en coûte.
Ce conte écrit par A. Filleul est extrait du « Conteur de la veillée » - Almanach du Maine et du Perche – année 1895